Par Linda Remon
J’habite à Petit Pabos
Mon voisin Alphonse dirait AU P’tit Pabos
Je marche dans ma rue nommée du Bord-de-L’eau
Avant ça ne s’appelait pas, ça s’appelait rien
ou plutôt la route 6, le grand chemin
si vague
Veux-tu que je t’explique ?
Avant… Il n’y avait pas de numéro
J’habitais P’tit Pabos à côté de chez Alphonse
passé les Lafontaine ou bien
à côté de chez Blandine presqu’en face de chez Émile…
Dans ma rue, il y avait aussi des Sutton l’autre bord de la track
et des Joncas et des Morris en bas de la côte à Messie
Ce fut long avant que je sache pourquoi ça s’appelait la côte à Messie
Avant… Ma grand-mère Mariange disait
la meson à Messie Bourget en bas de la côte
Elle disait… le terrain du Bom’ Fahey pour Bonhomme Fahey
Elle parlait aussi de la bonne femme Soulange
dont je viens d’apprendre l’apparentée d’avec moi
Il y avait des Couture des Boudreault des Blanchette
des Berger descendus de la colonie
dont ceux au ras su Freddy Lapointe
les McNeil qui avait la malle et les Legouffe
en haut de la côte à Messie
Avant… avant… C’était la fin Est de la Seigneurie de Pabos
qui allait du ruisseau Costigan, la Petite-Rivière
jusqu’à Newport
Avant… À P’tit Pabos, il y avait aussi
des rins de pêche pour nommer les cabanes
pour les pêcheries
qui n’existent plus
J’ai vu ces cabanes sur un document de 1874
elles étaient dessinées au plomb dans un grand cahier de cadastres
Je ne sais pas d’où vient ce mot ni comment l’écrire
rins de pêche, rins
inventé par le temps et les pêcheurs sans doute !
C’est peut-être un mot anglais. Il faudra que je vérifie
Avant… On allait au Ti-Ruisseau à côté du port de pêche
pour faire des gâteaux de sable
oui oui des gâteaux
on était des petites filles
On allait en haut du champ
quand on allait aux petites fraises
On allait au plain prononcez plein
quand on allait sur le bord de la mer
Puis, au bout de notre rue,
faut tout de même en parler
il y a le Banc !!
Non non pas un banc de parc sur lequel on s’assoit
et on s’embrasse
mais plutôt un barachois appelé le Banc
Le Banc de Pabos !
Le vrai Petit Pabos c’est une petite baie où se jette une rivière
J’aimerais tant te montrer des photos
c’est si étonnamment beau
Je viens de lire que la rivière Petit Pabos descend 55 kilomètres sinueux depuis sa source à 450 mètres d’altitude
dans les montagnes qu’on ne voit même pas d’ici
et que son eau est étonnamment cristalline et limpide
Bref, la rivière aboutit à la Baie du Petit Pabos
qui elle-même se jette à la mer dans le golfe
Tu me suis ? Rivière baie route track plage et mer
presque tous parallèles
Nature simple, organisée, belle
Quand on allait marcher su’l’ Banc ça voulait dire
marcher sur la plage jusqu’au pont au bout du Banc
Mais ça ne passe plus. La mer trop haute a mangé la plage.
Oui on a eu des grosses tempêtes depuis 2010 par ici
C’est dans le bout de chez Félix passé chez Roseline
que la track a été la plus amochée
tordus les rails, vide sous les travers… vide…
Arrivée en 1966, comme les marées j’en suis partie
puis revenue et repartie et revenue
On est en 2017
Le ti-ruisseau coule encore. Il devient sec l’été
À la tempête du dernier printemps
il a débordé dans le chemin… C’est bin pour dire !!!
Le train ne passe plus mais la track est toujours là
pleine d’abondantes et magnifiques fleurs sauvages
Oeuvre d’art fleurie ou trottoir sécuritaire ?
Avant… Ils ont acheté un jour notre champ de fraises
pour faire un champ d’avion
Le petit port de pêche n’existe plus
transformé en site à pique-nique
où il vente toujours trop pour apprécier la moindre salade
Ce lieu si important devenu si anonyme
où les garçons couraient les filles
avec des petits crabes volés au fond des barges
ne sert qu’aux voitures
qui viennent deux par deux trafiquer des baisers
ou autres substances et repartent à toute vitesse
la nuit
Plus d’enfants plus de bateaux plus de pêcheurs comme avant…
sauf en juin sur la mer drette en face de ma maison
pêcheurs venus d’autres ports
qui jacassent avec les goélands les matins sans vent
Heureusement il reste l’odeur maritime réconfortante
et les nuances de couleur de la mer
pour connaisseurs seulement
J’ai cherché un écriteau confirmant mon Petit Pabos
(au fait, Pabos veut dire « eau tranquille » pour parler de la baie)
j’ai cherché
Au bureau de poste ils m’ont dit que j’habitais maintenant
Grande-Rivière Ouest
Moi, j’aime bien habiter toujours à Petit Pabos
Mon voisin Alphonse dirait AU P’tit Pabos
Je marche dans ma rue nommée du Bord-de-L’eau
Avant ça ne s’appelait pas, avant, ça s’appelait rien
Entre nous, c’est maintenant le vieux ch’min
Aujourd’hui, il y a toujours Alphonse 96 ans, son fils, deuxième voisin
les Sutton l’autre bord d’la track et
quelques étrangers renouvelés régulièrement
dans les vieilles maisons restées en place
Quelques maisons seraient tombées à la mer si non déménagées
Les soeurs Lafontaine étaient fort troublées de voir leur terrain disparu quand elles sont passées l’été dernier… Quel choc !
Enfance noyée… vie désagrégée… naufrage de souvenirs
Leur désarroi se mêlait à la joie de se revoir…
Confusion d’émotions
Elles habitaient là où le trou a commencé à gruger l’asphalte l’an dernier
en autant qu’un trou puisse gruger l’asphalte…
Et moi
dans la maison paternelle
je reste
à regarder
Alphonse sur son tracteur à gazon
et la mer
qui achève de manger le terrain de mon potager d’en face.